Dans sa saga Kel, Andrea Schwartz nous emmène au sein d'une guerre martiale qui dure depuis plusieurs ères, opposant deux peuples que tout rassemble, si ce n'est la couleur de leur cheveux. Ceux des Kel'bai sont d'un noir de jais, quand ceux des Kel'yon sont du blanc le plus pur. Dans cette saga fantasy à l'atmosphère venant des pays du Levant, l'auteure ne s'attache pas à dépeindre un continent particulièrement original (la géographie décrite est très basique, un pays au nord, l'autre au sud, et un fleuve comme frontière), mais s'est plutôt concentrée sur la construction des communautés et des habitants dudit continent. Les Cheveux-Noirs et les Cheveux-Blancs sont chacun gouverné par un Empereur aux yeux rouges (on dit qu'ils descendent tout deux de la même famille), et leurs populations sont construites de la même manière : le peuple trime tous les jours, quand les familles nobles, Hautes, Moyennes, ou Petites, se partagent l'essentiel des richesses, des positions de pouvoir et de gloire. Andrea Schwartz a profité des notions d'honneur et de devoir qui vont de paire avec la retenue des émotions imposés par l'ambiance asiatique, et a saupoudré le tout de patriarcat : seuls les hommes vont en guerre, les femmes n'ont pour but que d'enfanter. Avec un conflit millénaire au milieu, les ingrédients sont réunis pour romancer des histoires épiques ou tragiques. Mais aussi pour l'auteure de s'arrêter sur de nombreux conflits de société ; leur société, mais aussi la notre. Il faut dire qu'avec la civilisation dépeinte, il y avait de quoi faire. On peut parler de racisme, de lutte des classes, d'esclavage (il y a des barbares dans cet univers, et ceux-ci sont considérés comme inférieurs aux Cheveux Blancs ou Noirs), d'ostracisme (les individus aux cheveux noirs et blancs sont mis de côté), de sexisme. C'est sur ce dernier point que l'auteure semble s'être arrêtée. Comment je le sais ? D'abord, parce qu'il n'y a que sur ce sujet sensible que des lignes semblent bouger au fil des romans ; à l'inverse, la guerre est toujours en trame de fond, les nobles ont toujours le pouvoir, les barbares sont toujours tous des esclaves, les sang-mêlés sont toujours à peine tolérés. Et puis aussi, c'est l'auteure qui l'a dit. Comme le féminisme, c'est un sujet qui me plaît bien, j'ai décidé de prendre mon clavier, et d'étudier de ce point de vue le sort réservé au héros et surtout aux héroïnes d'Andrea Schwartz. Si ça vous dit, attention aux spoils. Dans le premier tome, et pour faire connaissance avec l'univers, nous suivons Shelun, Cheveux-Noirs de 17 ans, qui décide de s'engager pour venger ses parents et son frère, massacrés 5 ans plus tôt lors d'un raid de l'armée ennemie. Les femmes n'ont pas le droit de combattre ? Peu importe, Shelun se travestira, et ira en guerre. Non seulement elle gardera son secret, mais en plus, ses succès sur le champ de bataille lui permettra de monter en grade très rapidement (presque trop pour être crédible, mais c'est un autre débat). L'héroïne comme le lecteur peuvent donc s’enorgueillir, une femme est tout aussi capable qu'un homme en tant de guerre, peu importe ce qu'en pensent les mâles de cet univers. Mais un jour, Shelun la tête brûlée prend le risque de trop ; pour sauver un compagnon d'armes, elle se jette sur un cavalier ennemi, et les deux finissent par chuter d'une falaise dans une rivière en contrebas. Ils se réveillent dans une grotte, et après quelques heures de mépris mutuel, finissent (naturellement) par faire la bagatelle (restons honorable dans nos propos). S'en suivent nombre de péripéties, les deux amants sont ennemis naturels, et de plus viennent de castes sociales radicalement différentes. Shelun est fille de cordonnier, Aydred (le Cheveux-Blancs ennemi) est issu d'une des familles les plus puissantes de l'empire Kel'yon. Finalement, Shelun doit se résoudre à quitter le front, enceinte. Elle devient mère, et contre tout attente, son noble amant continue de lui rendre visite. Malheureusement, celui-ci doit se résoudre à épouser une femme de son rang, délaissant Shelun, mais avec la volonté d'élever son enfant sang-mêlé dans sa propre famille. L'héroïne encaisse, fait le deuil de sa vie de mère et d'amante, reprend les armes. Un ultime affrontement voit Aydred et Shelun se rencontrer sur un champ de bataille, se protéger, s'avouer leur amour (et Shelun comprendre qu'Aydred compte tout faire pour l'emmener à ses côtés), puis Shelun gravement blessée. Pour cette première histoire, je trouve le parcours du personnage principal plutôt intéressant. Shelun suit ses désirs et envies, et assume les conséquences de ses choix, jusqu'au bout. Si elle prend plusieurs décisions en fonction de son amant, ni son amour pour lui ni sa maternité ne vont complètement la définir. Elle se débat pour vivre sa vie malgré les nombreux carcans de la société, qui voudrait la voir tenir un rôle qui ne lui convient pas. Elle navigue entre les obstacles pour trouver sa liberté, d'esprit et de mouvement. La liberté, c'est une des composantes les plus importantes de la personnalité d'Asja, le personnage féminin principal du tome 2. Elle reste cependant pour le lecteur une énigme durant de nombreuses pages, car le personnage suivi est Herdred, le fils de Shelun et d'Aydred, âgé d'environ 25 ans lorsque débute ce nouvel opus. Il se retrouve otage des monstrueux barbares de l'Ouest (Asja étant une princesse de ce peuple), et apprend à mieux les connaître alors qu'il les espionne et cherche un moyen de s'enfuir. Contrairement au tome précédent, celui-ci est moins centré sur la romance et est beaucoup plus centré sur la rencontre entre deux peuples. Le lecteur voit Herdred et les barbares construire tout doucement un respect et une confiance mutuels. Le héros finira par combattre dans les guerres barbares intestines. Au fil de ces aventures, on découvre donc Asja, princesse libre, qui guerroit pour son peuple, qui ne craint aucun mariage arrangé, tomber naturellement amoureuse de Herdred le Kel’yon. Tragiquement, sa situation se dégrade fortement quand défilent des pages ; elle voit sa famille et sa tribu décimées, est mariée de force à un barbare violent, et voit son amant s'éloigner d'elle par obligation familiale (les liaisons entre Kel'yon/bai et barbare étant encore moins bien vu qu'entre Kel'yon et Kel'bai). Dans l'épilogue, le lecteur découvre qu'Asja est « autorisée » à rejoindre Herdred : elle a eu une fille de lui qui a hérité de plus de traits physiques de son père que de sa mère, la famille d’Herdred désire élever cette enfant. Avec ce récit, on peut avoir un peu plus de mal avec la symbolique. Asja commence l'histoire libre et fière, finit par être détruite, emprisonnée, et ne peut rejoindre son amour que parce qu'elle a porté sa descendance. Le genre de destin qui donne le moral, donc. Pourtant, on peut aussi y trouver une dénonciation de cette société qui détruit des vies et n'engendre que le malheur de sa population. Parce que dans ce cas, si Asja finit misérable, c'est aussi le cas d'Herdred, qui s'il est vaguement mieux loti que son aimée, ne finit pas non plus le récit dans une position très favorable (pour le punir de s'être unit à une barbare, l'empereur l’envoie participer à la bataille d'une ville réputée imprenable). Le tragique de leur épopée met encore plus en valeur le ridicule de la construction sociale des Cheveux Noirs et des Cheveux Blancs. Le parallèle de leur société martiale avec celle des barbares (qui est pourtant tout aussi guerrière et a de nombreux problèmes, mais qui est globalement moins sexiste) sert tout autant ce but. Ma lecture de la fresque créée par les deux premiers tomes m’a donc plutôt satisfaire. Au milieu de batailles épiques et de fourbes mouvements politiques, j’ai bien vu l'histoire de héros qui combattent les codes établis, avec plus ou moins de succès (mais je ne doute pas que d’autres individus verront ces histoires d’un point de vue différent). Pourtant, l'arrière-goût laissé par le troisième tome est nettement plus amer. Dans celui-ci, nous suivons Lune, une Kel'bai assassin envoyée par ses maîtres infiltrer la maison Kel'yon de Shelun et Aydred et espionner ses habitants (pour faire simple). A la fin de sa mission, Lune, ayant récupéré les informations qu'il fallait, choisit malgré tout de rester infiltrée, car Shelun, dont elle s'est prise d'affection, pourrait être en danger. Mais aussi pour les beaux yeux d'un Kel'yon qui l'a sauvée d'un mauvais pas. La première douche froide, c’est que Lune est une espionne assez lamentable. Elle se fait découvrir par de nombreuses personnes (qui sont suffisamment sympathiques pour garder le secret), est assez peu compétente en matière de mensonge comme en dissimulation des émotions. Elle ne paraît pas non plus très bien préparée, elle n’a jamais tué personne (ni même violenté qui que ce soit, apparemment). Ça aurait pu passer (après tout, il n’est gravé nulle part que tous les personnages se doivent d’être parfaits dans tout ce qu’ils font) si seulement elle n’était pas présentée comme l’une des personnes les plus prometteuses de sa génération. Parce que là , non seulement je m’inquiète un peu du niveau moyen de cette famille qui espionne et assassine pour l’Empereur depuis des générations, mais surtout je crie à la Mary-Sue. De plus, même son parcours n'est pas exceptionnel, puisque l'aventure commence avec sa mission d'espionnage, et qu'elle finit avec Lune qui n'a pas d'autres objectifs que de suivre son aimé dans un voyage qu'il a choisi. Elle avait décidé de continuer sa vie d'espionne, et puis, elle croise cet individu avec qui elle a eu une vague relation, et elle change d'avis. Contrairement à Asja et Shelun, Lune n'a pas de but, aucun de ses choix n'est guidé par un désir personnel (autre que celui de suivre quelqu'un) ou un besoin de survivre. On me dira alors qu'un individu a tout à fait le droit d'aimer et de prendre ses décisions en fonction de l'autre ; je suis d'accord avec cette assertion, mais seulement jusqu'à un certain point (et surtout, ça n'empêche pas d'avoir une personnalité). Mais ce qui m’a le plus peiné dans cette histoire, c’est bien le destin révélé de Shelun et Asja. Shelun a réussi à se faire accepter dans la noble famille d’Aydred, et à gagner un certain niveau de respect. Pourtant, même en bousculant les traditions, elle n’a pas beaucoup plus de liberté que n’importe quelle autre femme de la noblesse (c’est-à-dire pas des masses). Certes, elle qui a commencé sa vie en tant qu’orpheline a réussi à bien améliorer la qualité de son existence, il n’empêche qu’elle est devenue spectatrice, elle attend le retour de son mari et de ses fils de la guerre. Spectatrice, c’est également le cas d’Asja ; mais en tant que barbare, elle ne jouit d’aucune liberté, est cloîtrée au fond de la maison, invisible à tout visiteur, et peut à peine entrevoir sa propre fille. L’image de la femme combattante qui veut imposer sa volonté et ses choix face au patriarcat en prend un sacré coup. Le recul que donne ce troisième tome sur les personnages n’est pas très joyeux : les femmes suivent/subissent les vies de leur maris. Malgré les apparences de rébellion, pas une n'a véritablement réussi à sortir des carcans de la société patriarcale. Encore plus triste (mais là, je suppose que c’est aussi que la romance devait faire partie du cahier des charges des romans), pas une femme n’existe en tant qu’individu seul. Elles sont toutes liées à un homme (sauf une, secondaire, dans le premier tome), alors qu’il y a de nombreux exemples de personnages masculins suivant leur chemin de leur côté. Aux histoires de ces trois tomes, il faut rajouter l’arrière plan. Car si les héroïnes ont à peine fait bouger quelques lignes, il faut reconnaître qu’on ne pouvait pas non plus avoir des personnages qui pouvait tous se permettre : il y a un univers à respecter. De manière personnel, j’aurais préféré que les individus féminins puissent faire de plus beaux coups d’éclat, mais cela à au moins le mérite d’être cohérent. De plus, dans ce monde si cruel pour ses habitants, Andrea Schwartz se permet quelques remarques au travers de ses personnages, des remarques qui font plaisir à lire (et qu’il faut apparemment répéter dans notre monde actuel). Je pense notamment aux messages sur la valeur de la virginité d'une femme ; les héroïnes démontent ce credo : elles seules décident de leur sexualité et de la valeur qu'elle lui donne. Une notion pas toujours bien intégrée dans la tête de certains de nos contemporains, et c'est bien dommage. L’auteure maîtrise bien tout son univers, sa politique, ses mœurs, son Histoire, elle nous y raconte des récits épiques, dont le côté féministe est indéniable. Pourtant, plusieurs détails, mis en valeur au bout de plusieurs opus, réduisent le potentiel militant de la saga. Si vous êtes arrivés jusque là (félicitations), je conclurai en disant que ceci est un avis très personnel, sans doute un peu brouillon, et très orienté sur les trois premiers livres de la saga. Et que s’il est peut-être un peu mitigé, il n’enlève rien à mon appréciation de la série. J’aime ces trois romans, Andrea Schwartz écrit très bien, elle a pris grand soin de créer un univers cohérent, avec une atmosphère qu’on ne voit que peu en fantasy « classique », des personnages entiers, passionnés et que j’ai pris beaucoup de plaisir à suivre. Chaque tome à ses points forts, la romance et les batailles du premier tome m’ont enchantées, j’ai aimé le côté hors du temps du deuxième et la découverte d’une nouvelle civilisation (tellement plus proche de la notre), ou le côté toujours plus politique du troisième livre. Ceci était une invitation à vous plonger dans cette série. Parce qu’il y a des choses à lire (y compris un quatrième tome, dans lequel je vais de ce pas me plonger). A lire si :
- vous avez envie de me dire que je raconte n'importe quoi - vous aimez les histoires épiques tout en étant personnelles - vous aimez les ambiances asiatiques
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